Mer de Norvège, Juin 2023

Ils sont huit à s'activer ce matin sur le pont du fière navire en bois. Deux marins et six scientifiques, embarqués à bord d'un voilier au dessus du cercle polaire Arctique. Cette équipe pluridisciplinaire, constituée de spécialistes de la biologie et de la chimie des océans, a une mission. Celle de récolter de nouvelles données sur « les invisibles des profondeurs », comment ils aiment les appeler. Ces invisibles, ce sont les nutriments et micro-organismes planctoniques, dont dépendent l'ensemble de la chaîne alimentaire marine et qui produisent un quart de l'oxygène que nous respirons. Les scientifiques se concentrent particulièrement sur les radiolaires, minuscules animaux au squelette de silice ou de strontium, dont l'importance dans les océans et dans la régulation du climat a récemment été revue à la hausse.

Mission bas carbone et low coast : un projet inédit dans une filière scientifique en crise.

Cette expédition inédite est le fruit de deux femmes qui ont porté le projet a bout de bras depuis un an. Aude Leynaert, 54 ans, a consacré sa vie à la science et est aujourd'hui directrice de recherche au CNRS (Centre National de Recherche Scientifique). Auteure de plusieurs dizaines de publications dans des revues internationales, elle est accompagnée par la jeune Lucie Cassarino, 34 ans, docteure en biochimie marine qui possède déjà de belles références de carrière. Ce duo de choc est rattaché à L' Institut Universitaire Européen de la Mer (IUEM) de Plouzané en Bretagne. Cet institut est l’épicentre de la recherche océanographique française. Elles n'en sont pas à leur première campagne sur le terrain, et ont déjà travaillé dans l'Atlantique, l'Arctique ou encore l'Antarctique.

Mais depuis quelques temps, leur conscience environnementale les travaille : « Une expédition sur un navire océanographique classique, c'est presque une tonne de gazole consommé par jour», précise jean-Luc, logisticien du bord et spécialiste des questions de coûts carbone. Les deux femmes ont le pied marin, et sortent régulièrement leurs voiliers respectifs dans les eaux bretonnes à la belle saison. « Essayer de faire de la science à la voile est donc vite devenu une évidence afin de diminuer l'empreinte carbone de notre travail», explique Aude avec un sourire. « Il existe peu d'initiatives de ce genre, et elles sont plus souvent menées par des associations environnementales que par des unités scientifiques », complète t-elle.C'est donc avec cette idée en tête et la nécessité d'approfondir les connaissances sur certaines espèces en mer de Norvège qu'est née l'expédition. Celle-ci est financée en grande partie par ISBlue, école doctorale et fond pour la recherche en mer créée par la Région Bretagne.

À quelques mois du départ, les préparatifs avancent mais se heurtent à des difficultés pour adapter le matériel aux contraintes spécifiques d'un tel bateau : peu d'énergie électrique à disposition, capacité de stockage limitée, etc. À ceci s'ajoute la crise économique structurelle dans laquelle est aujourd'hui plongée la recherche publique. Stagnation des budgets et hausse des coûts limitent les marges de manœuvre des scientifiques. À quelques semaines du départ, un capteur, des batteries et un treuil indispensables aux opérations sont encore manquants et menacent de faire tomber à l'eau toute l'expédition... Mais à force de volonté et de négociation, l'instrumentation est complétée grâce à l'entraide, avec du matériel prêté par d'autres unités de recherche telles que le SHOM (Service Hydrographique et Océanographique de la Marine) et L'IPEV (Institut polaire Paul Emile Victor). Et pour le treuil, qu'à cela ne tienne : « il sera à pédales ! » affirme Jean-Luc, qui en fabrique un prototype à base de deux vélos et de beaucoup d'inventivité. Le matériel et l'équipe sont enfin prêts pour rejoindre le bateau. Par un soucis de cohérence dans leur quête d'une mission bas carbone, les scientifiques délaissent l'avion et s'entassent dans un mini-van avec l'ensemble de leur matériel et parcourent ainsi les 3500km qui les séparent du deux-mats qui les attend à TromsØ.

Un voilier de 1914 transformé en laboratoire pour explorer les océans polaires

Le navire choisi n'est pas n'importe quel voilier : le Lun II, affrété pour l'occasion par l’institut de recherche, est un ancien bateau de pêche norvégien de 20 mètres de long. Construit en bois il y a plus d'un siècle, celui-ci a eu plusieurs vies en mer du Nord, Atlantique et golfe du Mexique, avant de devenir aujourd'hui un navire océanographique « de circonstance ». Ulysse Buquen, le capitaine, a ramené le navire en Norvège il y a quelques années « pour tenir une promesse, celle de faire vivre le bateau là où il a été bâti, dans les eaux pour lesquelles il a été construit », confie-t'il. « Le Lun, c'est avant tout un bateau de travail. On peut faire du charter ou des fêtes nautiques avec, mais ce n'est pas sa vocation. Avec lui j'ai adoré transporter du café au gré des vents entre l'Amérique et l'Europe, et maintenant cette mission scientifique, c'est un nouveau défi avec du sens. ». Sur le pont, place a été faite pour les instruments. La cuisine se transforme tous les matins en bureau envahit de câbles et d'ordinateurs. Sous le pont, à l'avant, le garde-manger servira de laboratoire flottant, où les systèmes de filtration de pointe côtoient les biscuits secs et les confitures pour trois semaines de mer. On est loin des ''salles blanches'' auxquelles Lucie, la chimiste du bord, est habituée. « On s'adapte, il faudra juste que l'on réalise des « blancs », c'est à dire des échantillons de référence permettant de prendre en compte et soustraire les interférences issues du milieu dans lequel on travaille ». « C'est justement un des enjeux de cette mission : réussir à adapter nos protocoles au voilier et adapter le voilier à nos besoins , et montrer que c'est possible ! » complète Aude.

Les approximations et le mal de mer des premiers jours ont laissé place à des manœuvres bien rodées par une équipe soudée. Les instruments sont envoyés tour à tour à des profondeurs allant jusque 1000m de fond. Les biologistes Matthieu et Natalia eux, peinent à observer sous le microscope les échantillons pêchés au filet spécial par leur collègue Nicolas. Le bateau roule de bord à bord dans la houle du large, et les échantillons liquides bougent d'autant, quand ils ne volent pas carrément à travers la pièce lorsqu'une vague plus forte que les autres couche le bateau. Mais à chaque problème une solution est trouvée et un système de séchage est mis en place. Cependant, les radiolaire qu'ils sont venus étudier, semblent absents des premiers prélèvements. Et même si leur absence est une donnée scientifique en soit, le moral des troupes descend de jour en jour. Soudain, voilà que sous le microscope apparaît une forme caractéristique : « J'en ai un ! » s'exclame Matthieu. « Et ici, encore d'autres ! » renchérit Natalia. Certains protocoles qui jusque là n'avaient pas pu avoir lieu vont ainsi pouvoir être réalisés avec succès.

Les jours se suivent et se répètent, mais les rythmes biologiques sont chamboulés : au nord du cercle polaire en Juin, il ne fait jamais nuit. Dans la lumière permanente et dans l'incessant roulis, le repos ne se trouve que dans l'épuisement. Le travail est arythmique et dépend de la vitesse à laquelle avance le bateau. Les prélèvements doivent pouvoir être réalisés à toute heure, et les scientifiques font jusque trois « stations » dans la même journée. La fatigue prend son dû, et chacun doit redoubler d'attention pour ne pas oublier une étape des protocoles, ni se mettre en danger. Chacun prend également sa part dans les manœuvres de voile et de quarts à la barre. La houle de trois mètres, les 30 nœuds de vent ou parfois l'épais brouillard ont de quoi impressionner, mais la navigation au large n'a en réalité rien de très compliquée. L'absence de côte fait le bonheur du marin car il n'a pas à se préoccuper des rochers. Seuls quelques cargos géants et des stations pétrolières, tels des vaisseaux fantomatiques posés sur la mer, croisent la route de l'expédition dans un contraste saisissant.

Après 14 jours de mer et plus de 800 miles nautiques parcourus (1500km), c'est l'heure du bilan dans le port de Bergen.

« Bravo à tous, la mission est une réussite ! » fêtent Lucie et Aude. La réussite est d'abord scientifique : suffisamment de données ont été récoltées pour réaliser l'étude souhaitée, dont les résultats seront connus l'année prochaine. La réussite d'un pari ensuite ; le voilier a montré ses capacités et ses limites, mais a tenu avec brio le défi imposé. C'est l’émission d'environ 77 tonnes de CO2 qui a été économisé, en comparaison avec une mission océanographique classique. Une réussite humaine enfin, car chaque aventure en mer est d'abord une aventure d'équipe, ici menée – et c'est malheureusement encore assez rare pour être souligné -, par deux femmes engagées.

Texte et photos : Oscar Chuberre

 
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